I

Bon chevalier masqué qui chevauche en silence,
Le malheur a percé mon vieux coeur de sa lance.

Le sang de mon vieux coeur n'a fait qu'un jet vermeil
Puis s'est évaporé sur les fleurs, au soleil.

L'ombre éteignit mes yeux, un cri vint à ma bouche,
Et mon vieux coeur est mort dans un frisson farouche.

Alors le chevalier Malheur s'est rapproché,
Il a mis pied à terre et sa main m'a touché.

Son doigt ganté de fer entra dans ma blessure
Tandis qu'il attestait sa loi d'une voix dure.

Et voici qu'au contact glacé du doigt de fer
Un coeur me renaissait, tout un coeur pur et fier.

Et voici que, fervent d'une candeur divine,
Tout un coeur jeune et bon battit dans ma poitrine.

Or, je restais tremblant, ivre, incrédule un peu,
Comme un homme qui voit des visions de Dieu.

Mais le bon chevalier, remonté sur sa bête,
En s'éloignant me fit un signe de la tête

Et me cria (j'entends encore celle voix):
«Au moins, prudence! Car c'est bon pour une fois.»

II

J'avais peiné comme Sisyphe
Et comme Hercule travaillé
Contre la chair qui se rebiffe.

J'avais lutté, j'avais bâillé
Des coups à trancher des montagnes,
Et comme Achille ferraillé.

Farouche ami qui m'accompagnes,
Tu le sais, courage païen,
Si nous en fîmes des campagnes.

Si nous n'avons négligé rien
Dans cette guerre exténuante,
Si nous avons travaillé bien!

Le tout en vain: l'âpre géante
A mon effort de tout côté
Opposait sa ruse ambiante.

Et toujours un lâche abrité
Dans mes conseils qu'il environne
Livrait les clés de la cité.

Que ma chance fût mâle ou bonne,
Toujours un parti de mon coeur
Ouvrait sa porte à la Gorgone.

Toujours l'ennemi suborneur
Savait envelopper d'un piège
Même la victoire et l'honneur!

J'étais le vaincu qu'on assiège,
Prêt à vendre son sang bien cher,
Quand, blanche en vêtement de neige

Toute belle au front humble et fier,
Une dame vint sur la nue,
Qui d'un signe fit fuir la Chair.

Dans une tempête inconnue
De rage et de cris inhumains,
Et déchirant sa gorge nue,

Le Monstre reprit ses chemins
Par les bois pleins d'amours affreuses,
Et la dame, joignant les mains:

-«Mon pauvre combattant qui creuses,
Dit-elle, ce dilemme en vain,
Trêve aux victoires malheureuses!

«Il t'arrive un secours divin
Dont je suis sûre messagère
Pour ton salut, possible enfin!»

-«O ma Dame dont la voix chère
Encourage un blessé jaloux
De voir finir l'atroce guerre,

«Vous qui parlez d'un ton si doux
En m'annonçant de bonnes choses,
Ma Dame, qui donc êtes-vous?»

-«J'étais née avant toutes causes
Et je verrai la fin de tous
Les effets, étoiles et roses.

«En même temps, bonne, sur vous,
Hommes faibles et pauvres femmes,
Je pleure et je vous trouve fous!

«Je pleure sur vos tristes âmes,
J'ai l'amour d'elles, j'ai la peur
D'elles, et de leurs voeux infâmes!

«O ceci n'est pas le bonheur.
Veillez, Quelqu'un l'a dit que j'aime,
Veillez, crainte du Suborneur,

«Veillez, crainte du Jour suprême!
Qui je suis? me demandais-tu.
Mon nom courbe les anges même,

«Je suis le coeur de la vertu,
Je suis l'âme de la sagesse,
Mon nom brûle l'Enfer têtu,

«Je suis la douceur qui redresse,
J'aime tous et n'accuse aucun,
Mon nom, seul, se nomme promesse

«Je suis l'unique hôte opportun,
Je parle au Roi le vrai langage
Du matin rose et du soir brun,

«Je suis la PRIÈRE, et mon gage
C'est ton vice en déroute au loin;
Ma condition: «Toi, sois sage.»

-«Oui, ma Dame, et soyez témoin!»

III

Qu'en dis-tu, voyageur, des pays et des gares?
Du moins as-tu cueilli l'ennui, puisqu'il est mûr,
Toi que voilà fumant de maussades cigares,
Noir, projetant une ombre absurde sur le mur?

Tes yeux sont aussi morts depuis les aventures,
Ta grimace est la même et ton deuil est pareil;
Telle la lune vue à travers des mâtures,
Telle la vieille mer sous le jeune soleil.

Tel l'ancien cimetière aux tombes toujours neuves!
Mais voyons, et dis-nous les récits devinés,
Ces désillusions pleurant le long des fleuves,
Ces dégoûts comme autant de fades nouveau-nés,

Ces femmes! Dis les gaz, et l'horreur identique
Du mal toujours, du laid partout sur les chemins,
Et dis l'Amour et dis encor la Politique
Avec du sang déshonoré d'encre à leurs mains.

Et puis surtout ne va pas l'oublier toi-même
Traînassant ta faiblesse et ta simplicité
Partout où l'on bataille et partout où l'on aime,
D'une façon si triste et folle, en vérité!

A-t-on assez puni cette lourde innocence?
Qu'en dis-tu? L'homme est dur, mais la femme? Et tes pleurs,
Qui les a bus? Et quelle âme qui les recense
Console ce qu'on peut appeler tes malheurs?

Ah les autres, ah toi! Crédule à qui te flatte,
Toi qui rêvais (c'était trop excessif, aussi)
Je ne sais quelle mort légère et délicate?
Ah toi, l'espèce d'ange avec ce voeu transi!

Mais maintenant les plans, les buts? Es-tu de force,
Ou si d'avoir pleuré t'a détrempé le coeur?
L'arbre est tendre s'il faut juger d'après l'écorce,
Et tes aspects ne sont pas ceux d'un grand vainqueur.

Si gauche encore! avec l'aggravation d'être
Une sorte à présent d'idyllique engourdi
Qui surveille le ciel bête par la fenêtre
Ouverte aux yeux matois du démon de midi.

Si le même dans cette extrême décadence!
Enfin!-Mais à ta place un être avec du sens,
Payant les violons voudrait mener la danse,
Au risque d'alarmer quoique peu les passants.

N'as-tu pas, en fouillant les recoins de ton âme,
Un beau vice à tirer comme un sabre au soleil,
Quelque vice joyeux, effronté, qui s'enflamme
Et vibre, et darde rouge au front du ciel vermeil?

Un ou plusieurs? Si oui, tant mieux! Et pars bien vite
En guerre, et bats d'estoc et de taille, sans choix
Surtout, et mets ce masque indolent où s'abrite
La haine inassouvie et repue à la fois…

Il faut n'être pas dupe en ce farceur de monde
Où le bonheur n'a rien d'exquis et d'alléchant
S'il n'y frétille un peu de pervers et d'immonde,
Et pour n'être pas dupe il faut être méchant.

-Sagesse humaine, ah! j'ai les yeux sur d'autres choses,
Et parmi ce passé dont ta voix décrivait
L'ennui, pour des conseils encore plus moroses,
Je ne me souviens plus que du mal que j'ai fait.

Dans tous les mouvements bizarres de ma vie,
De mes «malheurs», selon le moment et le lieu,
Des autres et de moi, de la route suivie,
Je n'ai rien retenu que la grâce de Dieu.

Si je me sens puni, c'est que je le dois être.
Ni l'homme ni la femme ici ne sont pour rien.
Mais j'ai le ferme espoir d'un jour pouvoir connaître
Le pardon et la paix promis à tout Chrétien.

Bien de n'être pas dupe en ce monde d'une heure,
Mais pour ne l'être pas durant l'éternité,
Ce qu'il faut à tout prix qui règne et qui demeure,
Ce n'est pas la méchanceté, c'est la bonté.

IV

Malheureux! Tous les dons, la gloire du baptême,
Ton enfance chrétienne, une mère qui t'aime,
La force et la santé comme le pain et l'eau,
Cet avenir enfin, décrit dans le tableau
De ce passé plus clair que le jeu des marées,
Tu pilles tout, tu perds en viles simagrées
Jusqu'aux derniers pouvoirs de ton esprit, hélas!
La malédiction de n'être jamais las
Suit tes pas sur le monde où l'horizon t'attire,
L'enfant prodigue avec des gestes de satyre!
Nul avertissement, douloureux ou moqueur,
Ne prévaut sur l'élan funeste de ton coeur.
Tu flânes à travers péril et ridicule,
Avec l'irresponsable audace d'un Hercule
Dont les travaux seraient fous, nécessairement.
L'amitié-dame!-a tu son reproche clément,
Et chaste, et sans aucun espoir que le suprême,
Vient prier, comme au lit d'un mourant qui blasphème,
La patrie oubliée est dure aux fils affreux,
Et le monde alentour dresse ses buissons creux
Où ton désir mauvais s'épuise en flèches mortes.
Maintenant il te faut passer devant les portes,
Hâtant le pas de peur qu'on ne lâche le chien,
Et si tu n'entends pas rire, c'est encor bien.
Malheureux, toi Français, toi Chrétien, quel dommage!
Mais, tu vas la pensée obscure de l'image
D'un bonheur qu'il te faut immédiat, étant
Athée (avec la foule!) et jaloux de l'instant,
Tout appétit parmi ces appétits féroces,
Épris de la fadaise actuelle, mots, noces
Et festins, la «Science», et «l'esprit de Paris»,
Tu vas magnifiant ce par quoi tu péris,
Imbécile! et niant le soleil qui t'aveugle!
Tout ce que les temps ont de bête paît et beugle
Dans ta cervelle ainsi qu'un troupeau dans un pré.
Et les vices de tout le monde ont émigré
Pour ton sang dont le fer lâchement s'étiole.
Tu n'es plus bon à rien de propre, ta parole
Est morte de l'argot et du ricanement,
Et d'avoir rabâché les bourdes du moment.
Ta mémoire, de tant d'obscénités bondée,
Ne saurait accueillir la plus petite idée,
Et patauge parmi l'égoïsme ambiant,
En quête d'on ne peut dire quel vil néant!
Seul, entre les débris honnis de ton désastre,
L'Orgueil, qui met la flamme au fond du poétastre
Et fait au criminel un prestige odieux,
Seul, l'Orgueil est vivant, il danse dans tes yeux,
Il regarde la Faute et rit de s'y complaire.

-Dieu des humbles, sauvez cet enfant de colère!

V

Beauté des femmes, leur faiblesse, et ces mains pâles
Qui font souvent le bien et peuvent tout le mal.
Et ces yeux, où plus rien ne reste d'animal
Que juste assez pour dire: «assez» aux fureurs mâles

Et toujours, maternelle endormeuse des râles,
Même quand elle ment, cette voix! Matinal
Appel, ou chant bien doux à vêpre, ou frais signal,
Ou beau sanglot qui va mourir au pli des châles…

Hommes durs! Vie atroce et laide d'ici-bas!
Ah! que, du moins, loin des baisers et des combats,
Quelque chose demeure un peu sur la montagne,

Quelque chose du coeur enfantin et subtil,
Bonté, respect! Car qu'est-ce qui nous accompagne,
Et vraiment, quand la mort viendra, que reste-t-il?

VI

O vous, comme un qui boite au loin, Chagrins et Joies,
Toi, coeur saignant d'hier qui flambes aujourd'hui,
C'est vrai pourtant que c'est fini, que tout a fui
De nos sens, aussi bien les ombres que les proies.

Vieux bonheurs, vieux malheurs, comme une file d'oies
Sur la route en poussière où tous les pieds ont lui,
Bon voyage! Et le Rire, et, plus vieille que lui,
Toi, Tristesse noyée au vieux noir que tu broies,

Et le reste!-Un doux vide, un grand renoncement
Quelqu'un en nous qui sent la paix immensément,
Une candeur d'âme d'une fraîcheur délicieuse…

Et voyez! notre coeur qui saignait sous l'orgueil,
Il flambe dans l'amour, et s'en va faire accueil
A la vie, en faveur d'une mort précieuse!

VII

Les faux beaux jours ont lui tout le jour, ma pauvre âme,
Et les voici vibrer aux cuivres du couchant.
Ferme les yeux, pauvre âme, et rentre sur-le-champ:
Une tentation des pires. Fuis l'infâme.

Ils ont lui tout le jour en longs grêlons de flamme,
Battant toute vendange aux collines, couchant
Toute moisson de la vallée, et ravageant
Le ciel tout bleu, le ciel, chanteur qui te réclame.

O pâlis, et va-t'en, lente et joignant les mains.
Si ces hiers allaient manger nos beaux demains?
Si la vieille folie était encore en route?

Ces souvenirs, va-t-il falloir les retuer?
Un assaut furieux, le suprême, sans doute!
O, va prier contre l'orage, va prier.

VIII

La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles
Est une oeuvre de choix qui veut beaucoup d'amour:
Rester gai quand le jour triste succède au jour,
Être fort, et s'user en circonstances viles;

N'entendre, n'écouter aux bruits des grandes villes
Que l'appel, ô mon Dieu, des cloches dans la tour,
Et faire un de ces bruits soi-même, cela pour
L'accomplissement vil de tâches puériles;

Dormir chez les pécheurs étant un pénitent;
N'aimer que le silence et conserver pourtant
Le temps si grand dans la patience si grande,

Le scrupule naïf aux repentirs têtus,
Et tous ces soins autour de ces pauvres vertus!
-Fi, dit l'Ange Gardien, de l'orgueil qui marchande!

IX

Sagesse d'un Louis Racine, je t'envie!
O n'avoir pas suivi les leçons de Rollin,
N'être pas né dans le grand siècle à son déclin,
Quand le soleil couchant, si beau, dorait la vie,

Quand Maintenon jetait sur la France ravie
L'ombre douce et la paix de ses coiffes de lin,
Et royale abritait la veuve et l'orphelin,
Quand l'étude de la prière était suivie,

Quand poète et docteur, simplement, bonnement,
Communiaient avec des ferveurs de novices,
Humbles servaient la Messe et chantaient aux offices,

Et, le printemps venu, prenaient un soin charmant
D'aller dans les Auteuils cueillir lilas et roses
En louant Dieu, comme Garo, de toutes choses!

X

Non. Il fut gallican, ce siècle, et janséniste!
C'est vers le Moyen Age énorme et délicat
Qu'il faudrait que mon coeur en panne naviguât,
Loin de nos jours d'esprit charnel et de chair triste.

Roi, politicien, moine, artisan, chimiste,
Architecte, soldat, médecin, avocat,
Quel temps! Oui, que mon coeur naufragé rembarquât
Pour toute cette force ardente, souple, artiste!

Et là que j'eusse part-quelconque, chez les rois
Ou bien ailleurs, n'importe, à la chose vitale,
Et que je fusse un saint, actes bons, pensers droits,

Haute théologie et solide morale,
Guidé par la folie unique de la Croix
Sur tes ailes de pierre, ô folle Cathédrale!

XI

Petits amis qui sûtes nous prouver
Par A plus B que deux et deux font quatre,
Mais qui depuis voulez parachever
Une victoire où l'on se laissait battre,

Et couronner vos conquêtes d'un coup
Par ce soufflet à la mémoire humaine;
«Dieu ne vous a révélé rien du tout,
Car nous disions qu'il n'est que l'ombre vaine,

Que le profil et que l'allongement,
Sur tous les murs que la peur édifie
De votre pur et simple mouvement,
Et nous dictons cette philosophie.»

-Frères trop chers, laissez-nous rire un peu,
Nous les fervents d'une logique rance,
Qui justement n'avons de foi qu'en Dieu
Et mettons notre espoir dans l'Espérance,

Laissez-nous rire un peu, pleurer aussi,
Pleurer sur vous, rire du vieux blasphème,
Rire du vieux Satan stupide ainsi,
Pleurer sur cet Adam dupe quand même!

Frères de nous qui payons vos orgueils,
Tous fils du même Amour, ah! la science,
Allons donc, allez donc, c'est nos cercueils
Naïfs ou non, c'est notre méfiance

Ou notre confiance aux seuls Récits,
C'est notre oreille ouverte toute grande
Ou tristement fermée au Mot précis!
Frères, lâchez la science gourmande

Qui veut voler sur les ceps défendus
Le fruit sanglant qu'il ne faut pas connaître.
Lâchez son bras qui vous tient attendus
Pour des enfers que Dieu n'a pas fait naître,

Mais qui sont l'oeuvre affreuse du péché,
Car nous, les fils attentifs de l'Histoire,
Nous tenons pour l'honneur jamais taché
De la Tradition, supplice et gloire!

Nous sommes sûrs des Aïeux nous disant
Qu'ils ont vu Dieu sous telle ou telle forme
Et prédisant aux crimes d'à présent
La peine immense ou le pardon énorme.

Puisqu'ils avaient vu Dieu présent toujours,
Puisqu'ils ne mentaient pas, puisque nos crimes
Vont effrayants, puisque vos yeux sont courts,
Et puisqu'il est des repentirs sublimes,

Ils ont dit tout. Savoir le reste est bien:
Que deux et deux fassent quatre, à merveille!
Riens innocents, mais des riens moins que rien,
La dernière heure étant là qui surveille

Tout autre soin dans l'homme en vérité!
Gardez que trop chercher ne vous séduise
Loin d'une sage et forte humilité…
Le seul savant, c'est encore Moïse.

XII

Or, vous voici promus, petits amis,
Depuis les temps de ma lettre première,
Promus, disais-je, aux fiers emplois promis
A votre thèse, en ces jours de lumière.

Vous voici rois de France! A votre tour!
(Rois à plusieurs d'une France postiche,
Mais rois de fait et non sans quelque amour
D'un trône lourd avec un budget riche.)

A l'oeuvre, amis petits! Nous avons droit
De vous y voir, payant de notre poche,
Et d'être un peu réjouis à l'endroit
De votre état sans peur et sans reproche.

Sans peur? Du maître? O le maître, mais c'est
L'Ignorant-chiffre et le Suffrage-nombre,
Total, le peuple, «un âne» fort «qui s'est
Cabré», pour vous, espoir clair, puis fait sombre,

Cabré comme une chèvre, c'est le mot.
Et votre bras, saignant jusqu'à l'aisselle,
S'efforce en vain: fort comme Béhémot,
Le monstre tire… et votre peur est telle

Que l'âne brait, que le voilà parti
Qui par les dents vous boute cent ruades
En forme de reproche bien senti…
Courez après, frottant vos reins malades!

O Peuple, nous t'aimons immensément:
N'es-tu donc pas la pauvre âme ignorante
En proie à tout ce qui sait et qui ment?
N'es-tu donc pas l'immensité souffrante?

La charité nous fait chercher tes maux,
La foi nous guide à travers les ténèbres.
On t'a rendu semblable aux animaux
Moins leur candeur, et plein d'instincts funèbres,

L'orgueil t'a pris en ce quatre-vingt-neuf,
Nabuchodonosor, et te faire paître,
Âne obstiné, mouton buté, dur boeuf,
Broutant pouvoir, famille, soldat, prêtre!

O paysan cassé sur tes sillons,
Pâle ouvrier qu'esquinté à machine,
Membres sacrés de Jésus-Christ, allons,
Relevez-vous, honorez votre échine,

Portez l'amour qu'il faut à vos bras forts,
Vos pieds vaillants sont les plus beaux du monde,
Respectez-les, fuyez ces chemins tors,
Fermez l'oreille à ce conseil immonde,

Redevenez les Français d'autrefois,
Fils de l'Église, et dignes de vos pères!
O s'ils savaient ceux-ci sur vos pavois,
Leurs os sueraient de honte aux cimetières.

-Vous, nos tyrans minuscules d'un jour
(L'énormité des actes rend les princes
Surtout de souche impure, et malgré cour
Et splendeur et le faste, encor plus minces),

Laissez le règne et rentrez dans le rang.
Aussi bien l'heure est proche où la tourmente
Vous va donner des loisirs, et tout blanc
L'avenir flotte avec sa fleur charmante

Sur la Bastille absurde où vous teniez
La France aux fers d'un blasphème et d'un schisme,
Et la chronique en de cléments Téniers
Déjà vous peint allant au catéchisme.

XIII

Prince mort en soldat à cause de la France,
Ame certes élue,
Fier jeune homme si pur tombé plein d'espérance,
Je t'aime et te salue!

Ce monde est si mauvais, notre pauvre patrie
Va sous tant de ténèbres,
Vaisseau désemparé dont l'équipage crie
Avec des voix funèbres,

Ce siècle est un tel ciel tragique où les naufrages
Semblent écrits d'avance…
Ma jeunesse, élevée aux doctrines sauvages,
Détesta ton enfance,

Et plus tard, coeur pirate épris des seules côtes
Où la révolte naisse,
Mon âge d'homme, noir d'orages et de fautes,
Abhorrait ta jeunesse.

Maintenant j'aime Dieu, dont l'amour et la foudre
M'ont fait une âme neuve,
Et maintenant que mon orgueil réduit en poudre,
Humble, accepte l'épreuve.

J'admire ton destin, j'adore, tout en larmes
Pour les pleurs de ta mère,
Dieu qui te fit mourir, beau prince, sous les armes,
Comme un héros d'Homère.

Et je dis, réservant d'ailleurs mon voeu suprême
Au lis de Louis Seize:
Napoléon qui fus digne du diadème,
Gloire à ta mort française!

Et priez bien pour nous, pour cette France ancienne,
Aujourd'hui vraiment «Sire»,
Dieu qui vous couronna, sur la terre païenne,
Bon chrétien, du martyre!

XIV

Vous reviendrez bientôt les bras pleins de pardons
Selon votre coutume,
O Pères excellents qu'aujourd'hui nous perdons
Pour comble d'amertume.

Vous reviendrez, vieillards exquis, avec l'honneur
Avec sa Fleur chérie,
Et que de pleurs Joyeux, et quels cris de bonheur
Dans toute la patrie!

Vous reviendrez, après ces glorieux exils,
Après des moissons d'âmes,
Après avoir prié pour ceux-ci, fussent-ils
Encore plus infâmes,

Après avoir couvert les îles et la mer
De votre ombre si douce
Et réjoui le ciel et consterné l'enfer,
Béni qui vous repousse,

Béni qui vous dépouille au cri de liberté,
Béni l'impie en armes,
Et l'enfant qu'il vous prend des bras-et racheté
Nos crimes par vos larmes!

Proscrits des jours, vainqueurs des temps non point adieu
Vous êtes l'espérance.
A tantôt, Pères saints, qui nous vaudrez de Dieu
Le salut pour la France!

XV

On n'offense que Dieu qui seul pardonne.

Mais
On contriste son frère, on l'afflige, on le blesse,
On fait gronder sa haine ou pleurer sa faiblesse,
Et c'est un crime affreux qui va troubler la paix
Des simples, et donner au monde sa pâture,
Scandale, coeurs perdus, gros mots et rire épais.

Le plus souvent par un effet de la nature
Des choses, ce péché trouve son châtiment
Même ici-bas, féroce et long communément.
Mais l'Amour tout-puissant donne à la créature
Le sens de son malheur qui mène au repentir
Par une route lente et haute, mais très sûre.

Alors un grand désir, un seul, vient investir
Le pénitent, après les premières alarmes.
Et c'est d'humilier son front devant les larmes
De naguère, sans rien qui pourrait amortir
Le coup droit pour l'orgueil, et de rendre les armes
Comme un soldat vaincu,-triste de bonne foi.

O ma soeur, qui m'avez puni, pardonnez-moi!

XVI

Écoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire,
Elle est discrète, elle est légère:
Un frisson d'eau sur de la mousse!

La voix vous fut connue (et chère!),
Mais à présent elle est voilée
Comme une veuve désolée,
Pourtant comme elle encore fière,

Et dans les longs plis de son voile
Qui palpite aux brises d'automne,
Cache et montre au coeur qui s'étonne
La vérité comme une étoile.

Elle dit, la voix reconnue,
Que la bonté c'est notre vie,
Que de la haine et de l'envie
Rien ne reste, la mort venue.

Elle parle aussi de la gloire
D'être simple sans plus attendre,
Et de noces d'or et du tendre
Bonheur d'une paix sans victoire.

Accueillez la voix qui persiste
Dans son naïf épithalame.
Allez, rien n'est meilleur à l'âme
Que de faire une âme moins triste!

Elle est en peine et de passage
L'âme qui souffre sans colère.
Et comme sa morale est claire!…
Écoutez la chanson bien sage.

XVII

Les chères mains qui furent miennes,
Toutes petites, toutes belles,
Après ces méprises mortelles
Et toutes ces choses païennes,

Après les rades et les grèves,
Et les pays et les provinces,
Royales mieux qu'au temps des princes,
Les chères mains m'ouvrent les rêves.

Mains en songe, mains sur mon âme,
Sais-je, moi, ce que vous daignâtes,
Parmi ces rumeurs scélérates,
Dire à cette âme qui se pâme?

Ment-elle, ma vision chaste
D'affinité spirituelle,
De complicité maternelle,
D'affection étroite et vaste?

Remords si cher, peine très bonne,
Rêves bénits, mains consacrées,
O ces mains, ces mains vénérées.
Faites le geste qui pardonne!

XVIII

Et j'ai revu l'enfant unique: il m'a semblé
Que s'ouvrait dans mon coeur la dernière blessure,
Celle dont la douleur plus exquise m'assure
D'une mort désirable en un jour consolé.

La bonne flèche aiguë et sa fraîcheur qui dure!
En ces instants choisis elles ont éveillé
Les rêves un peu lourds du scrupule ennuyé,
Et tout mon sang chrétien chanta la Chanson pure.

J'entends encor, je vois encor! Loi du devoir
Si douce! Enfin je sais ce qu'est entendre et voir,
J'entends, je vois toujours! Voix des bonnes pensées,

Innocence, avenir! Sage et silencieux,
Que je vais vous aimer, vous un instant pressées,
Belles petites mains qui fermerez nos yeux!

XIX

Voix de l'Orgueil; un cri puissant, comme d'un cor.
Des étoiles de sang sur des cuirasses d'or,
On trébuche à travers des chaleurs d'incendie…
Mais en somme la voix s'en va, comme d'un cor.

Voix de la Haine: cloche en mer, fausse, assourdie
De neige lente. Il fait si froid! Lourde, affadie,
La vie a peur et court follement sur le quai
Loin de la cloche qui devient plus assourdie.

Voix de la Chair: un gros tapage fatigué.
Des gens ont bu. L'endroit fait semblant d'être gai.
Des yeux, des noms, et l'air plein de parfums atroces
Où vient mourir le gros tapage fatigué.

Voix d'Autrui: des lointains dans les brouillards. Des noces
Vont et viennent. Des tas d'embarras. Des négoces,
Et tout le cirque des civilisations
Au son trotte-menu du violon des noces.

Colères, soupirs noirs, regrets, tentations
Qu'il a fallu pourtant que nous entendissions
Pour l'assourdissement des silences honnêtes,
Colères, soupirs noirs, regrets, tentations,

Ah! les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes,
Sentences, mots en vain, métaphores mal faites,
Toute la rhétorique en fuite des péchés,
Ah! les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes!

Nous ne sommes plus ceux que vous auriez cherchés.
Mourez à nous, mourez aux humbles voeux cachés
Que nourrit la douceur de la Parole forte,
Car notre coeur n'est plus de ceux que vous cherchez!

Mourez parmi la voix que la prière emporte
Au ciel, dont elle seule ouvre et ferme la porte
Et dont elle tiendra les sceaux au dernier jour,
Mourez parmi la voix que la prière apporte,

Mourez parmi la voix terrible de l'Amour!

XX

L'ennemi se déguise en L'Ennui
Et me dit: «A quoi bon, pauve dupe?»
Moi je passe et me moque de lui.
L'ennemi se déguise en la Chair
Et me dit: «Bah! retrousse une jupe!»
Moi j'écarte le conseil amer.

L'ennemi se transforme en un Ange
De lumière et dit: «Qu'est ton effort
A côté des tributs de louange
Et de Foi dus au Père céleste?
Ton amour va-t-il jusqu'à la mort?»
Je réponds: «L'Espérance me reste.»

Comme c'est le vieux logicien,
Il a fait bientôt de me réduire
A ne plus vouloir répliquer rien,
Mais sachant qui c'est, épouvanté
De ne plus sentir les mondes luire,
Je prierai pour de l'humilité.

XXI

Va ton chemin sans plus t'inquiéter!
La route est droite et tu n'as qu'à monter,
Portant d'ailleurs le seul trésor qui vaille
Et l'arme unique au cas d'une bataille,
La pauvreté d'esprit et Dieu pour toi.

Surtout il faut garder toute espérance,
Qu'importé un peu de nuit et de souffrances?
La route est bonne et la mort est au bout,
Oui, garde toute espérance surtout,
La mort là-bas te dresse un lit de joie.

Et fais-toi doux de toute la douceur.
La vie est laide, encore c'est ta soeur.
Simple, gravis la côte et même chante.
Pour écarter la prudence méchante
Dont la voix basse est pour tenter ta foi.

Simple comme un enfant, gravis la côte,
Humble comme un pécheur qui hait la faute,
Chante, et même sois gai, pour défier
L'ennui que l'ennemi peut t'envoyer
Afin que tu t'endormes sur la voie.

Ris du vieux piège et du vieux séducteur,
Puisque la Paix est là, sur la hauteur,
Qui luit parmi les fanfares de la gloire,
Monte, ravi, dans la nuit blanche et noire,
Déjà l'Ange Gardien étend sur toi

Joyeusement des ailes de victoire.

XXII

Pourquoi triste, ô mon âme,
Triste jusqu'à la mort,
Quand l'effort te réclame,
Quand le suprême effort
Est là qui te réclame?

Ah! tes mains que tu tords
Au lieu d'être à la lâche,
Tes lèvres que tu mords
Et leur silence lâche,
Et tes yeux qui sont morts!

N'as-tu pas l'espérance
De la fidélité,
Et, pour plus d'assurance
Dans la sécurité,
N'as-tu pas la souffrance?

Mais chasse le sommeil
Et ce rêve qui pleure.
Grand jour et plein soleil!
Vois, il est plus que l'heure:
Le ciel bruit vermeil,

Et la lumière crue
Découpant d'un trait noir
Toute chose apparue,
Te montre le Devoir
Et sa forme bourrue.

Marche à lui vivement.
Tu verras disparaître
Tout aspect inclément
De sa manière d'être,
Avec l'éloignement.

C'est le dépositaire
Qui te garde un trésor
D'amour et de mystère,
Plus précieux que l'or,
Plus sûr que rien sur terre:

Les biens qu'on ne voit pas,
Toute joie inouïe,
Votre paix, saints combats,
L'extase épanouie
Et l'oubli d'ici-bas,

Et l'oubli d'ici-bas!

XXIII

Né l'enfant des grandes villes
Et des révoltes serviles,
J'ai là, tout cherché, trouvé
De tout appétit rêvé.
Mais, puisque rien n'en demeure,

J'ai dit un adieu léger
A tout ce qui peut changer.
Au plaisir, au bonheur même,
Et même à tout ce que j'aime
Hors de vous, mon doux Seigneur!

La Croix m'a pris sur ses ailes
Qui m'emporte aux meilleurs zèles,
Silence, expiation,
Et l'âpre vocation
Pour la vertu qui s'ignore.

Douce, chère Humilité,
Arrose ma charité,
Trempe-la de tes eaux vives.
O mon coeur, que tu ne vives
Qu'aux fins d'une bonne mort!

XXIV

L'âme antique était rude et vaine
Et ne voyait dans la douleur
Que l'acuité de la peine
Ou l'étonnement du malheur.

L'art, sa figure la plus claire
Traduit ce double sentiment
Par deux grands types de la Mère
En proie au suprême tourment.

C'est la vieille reine de Troie:
Tous ses fils sont morts par le fer.
Alors ce deuil brutal aboie
Et glapit au bord de la mer.

Elle court le long du rivage,
Bavant vers le flot écumant,
Hirsute, criade, sauvage,
La chienne littéralement!…

Et c'est Niobé qui s'effare
Et garde fixement des yeux
Sur les dalles de pierre rare
Ses enfants tués par les cieux.

Le souffle expire sur sa bouche.
Elle meurt dans un geste fou.
Ce n'est plus qu'un marbre farouche
Là transporté nul ne sait d'où!…

La douleur chrétienne est immense.
Elle, comme le coeur humain,
Elle souffre, puis elle pense,
Et calme poursuit son chemin.

Elle est debout sur le Calvaire
Pleine de larmes et sans cris.
C'est également une mère,
Mais quelle mère de quel fils!

Elle participe au Supplice
Qui sauve toute nation,
Attendrissant le sacrifice
Par sa vaste compassion.

Et comme tous sont les fils d'elle,
Sur le monde et sur sa langueur
Toute la charité ruisselle
Des sept blessures de son coeur,

Au jour qu'il faudra, pour la gloire
Des cieux enfin tout grands ouverts,
Ceux qui surent et purent croire,
Bons et doux, sauf au seul Pervers,

Ceux-là vers la joie infinie
Sur la colline de Sion
Monteront d'une aile bénie
Aux plis de son assomption.

XXV

O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour
Et la blessure est encore vibrante,
O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour!

O mon Dieu, votre crainte m'a frappé
Et la brûlure est encor là qui tonne,
O mon Dieu, votre crainte m'a frappé!

O mon Dieu, j'ai connu que tout est vil
Et votre gloire en moi s'est installée,
O mon Dieu, j'ai connu que tout est vil!

Noyez mon âme aux flots de votre Vin,
Fondez ma vie au Pain de votre table,
Noyez mon âme aux flots de votre Vin.

Voici mon sang que je n'ai pas versé,
Voici ma chair indigne de souffrance,
Voici mon sang que je n'ai pas versé.

Voici mon front qui n'a pu que rougir
Pour l'escabeau de vos pieds adorables,
Voici mon front qui n'a pu que rougir.

Voici mes mains qui n'ont pas travaillé
Pour les charbons ardents et l'encens rare,
Voici mes mains qui n'ont pas travaillé.

Voici mon coeur qui n'a battu qu'en vain,
Pour palpiter aux ronces du Calvaire,
Voici mon coeur qui n'a battu qu'en vain.

Voici mes pieds, frivoles voyageurs,
Pour accourir au cri de votre grâce,
Voici mes pieds, frivoles voyageurs.

Voici ma voix, bruit maussade et menteur,
Pour les reproches de la Pénitence,
Voici ma voix, bruit maussade et menteur.

Voici mes yeux, luminaires d'erreur,
Pour être éteints aux pleurs de la prière,
Voici mes yeux, luminaires d'erreur.

Hélas, Vous, Dieu d'offrande et de pardon,
Quel est le puits de mon ingratitude,
Hélas! Vous, Dieu d'offrande et de pardon!

Dieu de terreur et Dieu de sainteté,
Hélas! ce noir abîme de mon crime,
Dieu de terreur et Dieu de sainteté,

Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,
Toutes mes peurs, toutes mes ignorances,
Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,

Vous connaissez tout cela, tout cela,
Et que je suis plus pauvre que personne,
Vous connaissez tout cela, tout cela,

Mais ce que j'ai, mon Dieu, je vous le donne.